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Bouthaïna Azami

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– Bonjour, avant tout, pouvez-vous vous présenter SVP ?

Bonjour, je m’appelle Bouthaïna Azami. Je suis née en 1964 à Tanger, ville que je n’ai vraiment rencontrée que bien plus tard, puisque mon enfance s’est surtout déroulée à Rabat, où mes parents se sont installés peu après ma naissance. Tanger, je me la suis d’abord construite à travers un imaginaire nourri à ce que j’en entendais dans la famille de ma mère, originaire du nord, qui évoquait cette ville avec une ardeur et un émerveillement emprunts de nostalgie. Nourri aux mythes, aussi, que je découvrais au fil de mes lectures. Hercule, Atlas, les Hespérides. Tout un imaginaire des lieux dont j’ai peu à peu réalisé qu’il était, au fond, une mémoire des lieux. Mon père, lui, est de Fès, et a vécu entre Fès et Meknès. Il était pour moi le plus fascinant des poètes. Il me semblait qu’il naissait une magie de son regard sur le monde, de chaque chose du monde sur laquelle il posait son regard. C’est lui qui m’a donné le goût des mots, l’amour des livres.

– Racontez nous un peu votre parcours

Après mon baccalauréat, je suis partie faire mes études à Genève. J’y ai étudié la psychologie, les sciences politiques et les Lettres, tout en faisant des petits boulots dont le plus mémorable reste certainement mon passage par une immense usine de reliure de livres où, dès le premier jour, je suis restée pendue à l’immense machine métallique, trop lourde, sous les yeux amusés de l’équipe qui me regardait comme du bas d’un building et qui a alors quitté l’air méfiant que j’avais vu, à mon arrivée de jeune étudiante inconsciente de la dureté de l’ouvrage, se plisser tous les visages, pour me tirer de l’embarras, poussant la générosité jusqu’à tirer sur le levier non seulement pour que je puisse retrouver le plancher des vaches mais, aussi, pour m’aider à relier mon premier livre. C’est une anecdote, mais une anecdote édifiante qui m’avait d’ailleurs rappelé les mots d’un professeur, au lycée, qui nous avait dit un jour : « Derrière n’importe lequel des objets que vous utilisez, le plus anodin des objets, le moindre verre dont vous usez, il y a des gens, des gens qui ont travaillé et dont il faut respecter le travail en respectant ces objets ». Derrière un livre, il y a l’écrivain, mais il y a aussi tous ceux qui fabriquent l’objet livre. Toujours est-il que, vous l’aurez compris, les livres, je préfère les lire. Les écrire, aussi.

J’ai commencé, très tôt, à griffonner des poèmes ou des chansons que je chantais ensuite à tue-tête dans la voiture, sous le sourire de mon père qui s’amusait surtout de l’agacement de mes frères qui gardent sûrement de mes gueulantes le même souvenir mémorable que j’ai de l’usine. Ce n’est que plus tard, en 1995 à peu près, puisque mon premier roman, La Mémoire des temps, a été publié en 1998, que j’ai senti que la page que je venais de noircir aurait un autre destin que tous ces petits feuillets volants que j’avais laissées derrière moi. Ce n’était qu’une page, et je l’ai longtemps gardée là, sans plus y toucher, tandis que cette émotion que j’y avais mise grandissait en moi. J’avais comme une crainte de revenir vers elle. Je savais qu’elle allait me happer, m’engloutir. Et c’est ce qu’elle a fait. Le jour où je suis revenue vers cette page a marqué le début d’une longue série de nuits blanches, fiévreuses, où je me sentais vraiment habitée par un univers qui m’écrivait plus que je ne l’écrivais tant il me débordait. Suivront d’autres romans, Étreintes, Fiction d’un deuil, le Cénacle des solitudes et Au Café des faits divers.

 

– Et votre vie professionnelle

J’ai commencé par enseigner la langue française dans une école privée, à Genève, après mes études en psychologie, puis j’ai enseigné la littérature à l’Université de Genève, après mon diplôme en Lettres. Moi qui adore les « bancs de l’école », je continuais d’apprendre au contact de mes étudiants. C’est certainement la plus belle et la plus enrichissante de mes expériences professionnelles. C’est une passion que j’essayais de communiquer à mes étudiant, et ils y étaient sensibles. A l’Université de Genève, les littératures francophones étaient peu, pour ne pas dire pas enseignées, et ça a été un bonheur inoubliable de les faire entrer dans ces univers qu’ils ne connaissaient pas, des univers qui, de plus, réinventent la langue, créent comme une autre langue dans la langue. Je garde de ces échanges des souvenirs magiques. Quand nous entrions dans la salle, je savais que mes étudiants et moi avions ce sentiment d’ouvrir la porte d’un antre secret, fascinant, où nous venions faire parler des mondes.

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Après trente ans de vie à Genève, je me suis installée, il y a six ans, à Casablanca. J’y travaille depuis avec des artistes et galeries d’art, ainsi que comme journaliste. J’ai eu le bonheur d’écrire la première monographie consacrée à Saâd Ben Cheffaj, une expérience magnifique car elle aura surtout été celle d’un long dialogue avec un immense artiste, un philosophe dont la profondeur du regard n’a d’égal que l’humour. J’ai également écrit celle de Abdallah Sadouk, immense artiste aussi. Ces rencontres sont précieuses. Retraverser le parcours d’artistes qui vous touchent est une expérience profondément humaine, sensible. Vous vous faites un peu le scribe de leur âme, et c’est une énorme responsabilité. La confiance doit être totale. Elle s’établit dès que l’artiste sent que son monde parle en vous, vibre en vous, que vous en avez saisi la force, la beauté, la portée.

– Pourquoi l’art ?

On ne choisit par l’art. C’est lui qui vous choisit. En ce qui me concerne, l’écriture s’est imposée comme une urgence. Ecrire pour ne pas mourir, comme Shéhérazade contait pour tromper la mort ? Peut-être. Ecrire, surtout, pour ne pas laisser mourir. Je vais, pour mieux m’expliquer, donner l’exemple du Cénacle des solitudes, récit marqué par le silence qui s’abat sur les êtres dans les moments les plus insoutenables. La violence frappe de mutisme, et c’est ce silence suffocant, tourmenté, bouillonnant, incisif, inscrit dans la chair et le souffle, saccadé ou suspendu, que le texte cherche à parler, dont il cherche à simuler la violence dans le rythme parfois oppressant de phrases interminables, rythme du temps à la fois absenté et harcelant dans son refus d’accueillir, une scansion particulière, des répétitions et des ruptures où se fomentent une folie en gestation, celle de l’être dérobé à lui-même. Dans l’écriture, pour moi, l’événement est là : dans la traduction, la figuration, de l’innommable et de l’innommé, de ces souffrances sans voix qu’on soustrait au monde. Et c’est là que les mots, qui cherchent à traduire l’indicible, acquièrent ce pouvoir de tromper la mort en rendant au monde ce que le monde tait. Ainsi, dans Le cénacle des solitudes, à un moment où elle craint de voir mourir son petit frère, la jeune narratrice se met à débiter un conte interminable comme si les mots pouvaient redonner souffle, redonner vie, redonner corps : « Et j’ai raconté pour te tenir éveillé et garder la mort éloignée, une histoire sans fin. Une histoire cousue dans des bribes que j’étais allée mendier à une enfance, qui survivait comme éclatée en moi. Des fragments de légendes, dont je rapiéçais un à un les lambeaux et je tissais pour toi un rêve interminable déroulé et tiré sur trois jours et trois nuits durant lesquelles pas une fois je ne me suis interrompue, sûre que tu te ferais happé à l’instant même où je me tairais ».
Peut-être parce qu’il n’y a plus que les mots pour restituer une dignité à ceux que le monde nie.

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– Quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?

L’art est un espace de liberté. Il n’y a pas d’art sans liberté, ou cela devient autre chose. Cette liberté, il s’agit de la préserver, et ce n’est pas chose facile. Étrangement, l’écrivain est, à mon sens, intensément pris par le monde, il est plein de monde ; mais il ne peut exprimer ce qui du monde tremble en lui que dans la distance. Dans une solitude qui permet ce dialogue intime, qui se fait de soi à soi. Je suis à chaque fois très étonnée, lors des colloques auxquels il m’est donné de participer, d’entendre des lecteurs reprocher à certains écrivains d’écrire dans cette distance, notamment aux écrivains vivant dans un autre pays que leur pays d’origine. La distance géographique serait donc une tare qui discréditerait le « témoignage » de l’écrivain. C’est un reproche que j’ai entendu faire à des écrivains maghrébins, et africains en général. Or, l’écrivain n’est pas un « témoin » au sens, par exemple, où le serait un journaliste. Il est une sorte de passeur sensible de souffles de mondes. Qu’on fasse à des écrivains qui, de plus, ont parfois vécu la prison et la guerre, le reproche de travailler dans la distance et la solitude est d’une indécence accablante. Et c’est une indécence à laquelle doivent souvent faire face les écrivains, dont la portée du travail reste mal comprise sous nos cieux, malgré tous les combats menés et enterrés. L’écrivain déterre, son œuvre s’enterre. C’est le sentiment que me donne, depuis un certain temps, le désintérêt, voire le mépris, pour la portée de la littérature, le pouvoir du poète. Or, les écrivains, les poètes et les philosophes ont permis de grandes révolutions. Discréditer la littérature et en entraver l’accès, surtout en cette ère bruyante de l’internet, de la « communication » chaotique et à outrance, c’est réduire à néant tout espoir de penser et changer le monde. C’est donc là, la grande difficulté de l’écrivain : continuer malgré tout, même quand la question se pose à lui de savoir s’il sert à quelque chose, si le sang dans lequel il trempe sa plume circulera.
Cela me rappelle une phrase d’Edouard Glissant que j’ai eu le bonheur de rencontrer à Genève et qui, lors d’une présentation de sa démarche poétique, a eu ces mots-là, que je n’ai jamais oubliés : « Je n’ai pas la prétention de croire que le poète peut changer le monde. Mais j’ai l’espoir qu’il participe, parfois, à changer quelque chose du monde. Il me suffit l’idée de penser que quelqu’un qui s’apprêterait à abattre un arbre se souvienne d’un poème de moi qu’il aura lu et recule, renonce à abattre cet arbre ». Mots, pleins de modestie, d’un des derniers grands poètes, avec Aimé Césaire, à avoir véritablement prouvé l’immense pouvoir que peut avoir la littérature. Le pouvoir de ces « mots braqués armes », comme disait Aimé Césaire, pour rendre voix à ceux qui n’ont plus voix et rendre rugissante au monde la dignité bafouée.

Femme, écrivain et Marocaine : ce sont des « difficultés » en soi. Cumulées, elles vous enroulent dans une sorte d’ « identité » problématique dont seules vous préservent une vitale liberté, dans la totale gratuité du geste d’écriture.

– Quels sont vos projets à venir ?

Il faut justement que je m’octroie la « distance » nécessaire pour achever mon prochain roman. Par ailleurs, l’écriture m’a menée vers le dessin et, peu à peu, vers la peinture. En effet, des dessins se sont mis à se glisser dans mes écrits, à des moments où les mots s’essoufflaient pour laisser monter une image qui s’imposait à moi. La réédition au Maroc de mes quatre premiers romans, publiés chez L’Harmattan, étant prévue pour la rentrée, j’espère l’accompagner d’une petite exposition.

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– Quel est votre conseil pour les femmes qui veulent réussir ?

Cela dépend de ce que l’on entend par « réussir ». Je n’estime pas, pour ma part, avoir « réussi », car je n’ai jamais pensé mon travail en terme de réussite mais de nécessité et d’accomplissement. Réussir, je pense que c’est avant tout refuser de renoncer à soi. Ce n’est pas chose facile. C’est un combat. C’est même presque un luxe, surtout dans des espaces où la pression familiale est sociale tend à bâillonner.

 

– Que pensez-vous de la situation de la femme au Maroc ?

La discrimination change parfois son fusil d’épaule pour braquer une autre cible. Mais s’il est, à travers les siècles, une cible constante, c’est bien la femme. Et, au Maroc, il lui faut un courage et une endurance à toute épreuve. Ce courage, cette endurance, elles les ont, nous en sommes témoins tous les jours. La situation sociale au Maroc est loin d’être rassurante. L’injustice frappe tout le monde. Les trois piliers qui font la force et la stabilité d’une nation, à savoir l’éducation, la justice et la santé, sont plus que jamais en ruine. Ce sont les trois piliers de la démocratie, et la démocratie ne se résume pas au passage par les urnes, dont on a fait une véritable mascarade dans certains pays, dont le nôtre, où cet outil est devenu l’instrument de légitimité de l’obscurantisme et du clientélisme. La violence légale légitimée par le peuple. Quoi qu’il en soit, dans un tel contexte d’inégalité des chances, de fractures sociales, les femmes sont évidemment frappées de plein fouet. D’autant que les mentalités ont tendance, depuis que la religion a été érigée en système politique « démocratique », à se durcir. Elles doivent se battre plus que les hommes pour prendre leur place dans l’espace public et professionnel. Elles auront de plus en plus à se battre pour leurs droits, puisqu’on a tendance à leur retirer aujourd’hui ceux qu’elles croyaient acquis.

– Votre avis sur le site ?

Je connais votre portail depuis un certain temps, depuis votre interview de Samia Tawil, qui est ma fille. Je n’ai cessé de vous suivre depuis, et j’ai lu avec beaucoup d’émotion la dernière interview que vous avez faite, celle de Ilham laraki Omari, une artiste que j’aime énormément et dont j’ai beaucoup écrit autour des œuvres. Je vous suis car ces voix de femmes sont plus nécessaires que jamais. J’ai envie de dire qu’elles sont « urgentes » et je vous remercie de la place que vous leur accordez, de cette plateforme que vous offrez.

– Dernier mot

Je ne pensais pas être si bavarde dans mes réponses à vos questions. Mais je dois dire que cela a été un véritable plaisir. Voyez, les interviews bien menées nous en apprennent aussi sur nous-mêmes. J’avais reçu, enfant, le « prix du babillage » à l’école. Un « prix » qui avait bien fait rire mon père, beaucoup moins ma mère, et m’avait été remis par une maîtresse qui me comparaît toujours à un poisson en papier pendu bouche ouverte au plafond. Je pensais avoir perdu mon aptitude au babillage. En espérant tout de même que mes propos ont un peu gagné en maturité, je vous remercie de cet échange, tout en confiance, qui a su libérer les mots en toute simplicité.

 

Interview réalisé par Aziz HARCHA
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